(placeholder)
(placeholder)

Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

(placeholder)
(placeholder)

Scénario Marinette

(placeholder)

Scénario

Séquence 1/ (int / jour)

Chambre de bonne. Musique diffusée par un disque : Belle-île en mer de Laurent Voulzy. Une petite vieille (à peu près 75 - 80 ans, frêle, avec d’épaisses lunettes de vue) est assise à sa fenêtre. Il pleut. Elle coud. Elle regarde de temps en temps la pluie dehors. Elle chantonne par moments au-dessus de la musique avec une sorte de regard nostalgique. Elle se pique un doigt, émet un léger gémissement, porte son pouce à sa bouche pour sucer les quelques gouttes de sang. Elle jure contre elle-même, ses yeux qui deviennent faibles, ses doigts aussi qui perdent de leur agilité. Elle jure contre le temps qui passe…

Elle se lève, réajuste avec peine un chauffage d’appoint placé à ses pieds, resserre un châle sur ses épaules. On tape à sa porte. Elle va ouvrir.

La voix de la visiteuse (derrière la porte)

Madame Marinette, c’est Madame Bertrand !

La vieille (Marinette donc, arrêtant très vite le disque, et ouvrant la porte)

Oui ! Oui ! Ah ! Bonjour, Madame Bertrand ! Entrez ! Entrez ! Il fait un froid de canard…

Madame Bertrand

Sale temps ! A qui le dites-vous… J’ai passé tous ces derniers jours dehors à courir de droite à gauche… Vous vous imaginez pas le boulot que c’est, un déménagement. (Et dans un soupir de soulagement et s’asseyant sur la seule chaise de la chambre) Mais on en voit enfin le bout à présent avec mon mari ! Tout est réglé. On part vivre dans le sud. Adieu, Paris ! C’était devenu infernal, ici. On espère, avec les enfants, que la vie sera plus douce en bas…

Marinette (écoutant)

C’est certain. Toute votre famille y vit. Vous avez tout à côté, l’école, les magasins, votre travail, la mer…

Madame Bertrand (songeuse)

Ah ! La Méditerranée… Là où nous avons fait construire, mon mari et moi-même, c’est encore un coin protégé de la côte. De notre future chambre, on a une vue imprenable sur la mer. Quel trésor ! Nous jouirons de cela avant qu’il n’en reste plus rien. Car au rythme où vont les choses de nos jours… (Subitement) Mais voilà que je vous parle de tout ça (et prenant la vieille par la main) alors que vous, vous allez rester ici. On vous abandonne lâchement.

Marinette (digne)

Mais non, mais non… Je suis assez grande tout de même. (Elle simule un rire d’amusement)

Madame Bertrand

Vous perdez cependant une cliente de taille. Avec tout le travail de couture que je vous donnais, vous pouviez tranquillement subvenir à vos petits besoins.

Marinette (toujours sur le même ton)

Eh bien ! Comme vous le dites si justement, mes besoins étant petits, je me débrouillerai encore. Ne vous en faites pas.

Madame Bertrand

Oh ! Je ne m’en fais pas, soyez-en rassurée. Je sais que vous êtes plus forte que nous tous réunis. Mais bon, je ne serais pas humaine si je ne me sentais pas un peu coupable…

Bon, et cette veste alors ?

Marinette (reprenant la veste qu’elle cousait au début de la scène)

La voilà. Elle est prête. Je finissais juste la couture de la manche.

Madame Bertrand (l’essayant)

C’est parfait, comme toujours. Bien, je repasserai ce soir pour la chercher. Et puis, je vous paierai… une dernière fois. Vraiment, et sincèrement, avec tous mes remerciements pour tous les services que vous m’avez rendus jusqu’ici…

Marinette

Filez ! Sinon, vous allez finir par me faire bel et bien pleurer.


Madame Bertrand s’en va. Marinette reste seule dans sa chambre de bonne. L’air un peu interdit, la veste dans les mains.

Un temps passe. On refrappe à la porte. Marinette sursaute.


La voix (derrière la porte)

Marinette, ouvre ! C’est moi, Paul !

Marinette (se précipitant à rouvrir)

Ah, Paul ! Quel bon vent t’am…

Paul (à peu près 30 ans, entrant dans la chambre, l’air nerveux, l’interrompant. Il tient dans la main un dossier)

J’ai là les comptes du dernier trimestre. Je les ai lus. Y avait un truc qui clochait. Alors, je me suis remis là, hier soir, à tout vérifier. Même Luc m’a aidé. Par trois fois. Tu m’entends ? Trois fois ! Enfin, ça peut plus continuer comme ça. Jusqu’ici, j’ai voulu fermer les yeux. J’ai accepté tes erreurs parce que je me disais que tout le monde peut en faire. Et puis parce que je savais que ça te rendait service de travailler pour nous. Après tout, tu as été comptable. Tu connais ton métier. Mais maintenant, ça devient trop sérieux. On peut plus se manquer, tu vois. On a trop de mal à joindre les deux bouts. On débute. Créer une compagnie théâtrale, ça demande un fric monstre. En tant que président, je ne me paye même pas. Faut rentabiliser d’abord. Alors, toi, si je te payais pour tenir les comptes, c’est que je sais que t’en avais besoin. Oui, c’est sûr, tes tarifs m’arrangeaient aussi. De la main à la main, entre nous, c’était en soi plus avantageux que de passer par une étude comptable. Mais faut que le boulot suive. Et là, il suit pas. Il suit plus. Faut me le dire. Je comprendrai. Mais encore faut-il te l’avouer à toi-même… Tu vois plus très bien, tous ces chiffres qui s’alignent… C’est plus de ton ressort. Non, tant pis. J’ai réfléchi. Je peux plus continuer avec toi. J’ai pris quelqu’un d’autre.


(Face à la vieille, restée muette contre la porte, Paul s’immobilise soudain au milieu de la pièce, comme saoulé de son discours, comme peut-être pris aussi tout à coup de regrets. Reprenant alors, d’une voix plus hésitante, ne sachant réellement plus comment se mouvoir :)

Enfin, pardonne-moi de m’emporter. Il fallait que ça sorte. Je sais que pour toi, c’est pas forcément une bonne nouvelle, je savais pas trop comment te le dire… (Il balaie du regard le minuscule et modeste intérieur, se mord les lèvres et, regardant une dernière fois la vieille :) Sans rancune, hein ?

Marinette ne répond pas. Elle semble sous le choc. Paul hésite quelques secondes, puis finit par sortir.


Séquence 2/ (int / jour)

Même chambre de bonne. Plan sur la pendule qui marque midi. Marinette est à sa fenêtre, perdue dans ses pensées. Il pleut toujours.

Elle se lève alors, ouvre une armoire, en extrait une robe, passe sur cette dernière une main comme pour enlever de la poussière ou réajuster quelques mauvais plis. Elle s’habille. Elle met du temps et prend un certain soin à cela. Elle se coiffe, en essayant, devant son miroir, de diminuer le nombre de ses mèches blanches. Elle boutonne son imperméable, inspecte l’ensemble, se racle la gorge. Tous ces gestes semblent un cérémonial. Elle s’empare de son sac à main, le serre contre elle précautionneusement, respire un grand coup, vérifie une dernière fois que le gaz soit coupé. Elle saisit son parapluie et sort enfin de chez elle.


Séquence 3/ (ext ou int / jour selon que Marinette entre ou sort des magasins)


Marinette marche sous la pluie dans une rue très commerçante. Elle entre dans une épicerie, tourne un peu dans les rayons, se décide enfin à s’adresser à la caisse.


Marinette (à la caissière)

Bonjour, Madame, je viens pour savoir si vous ne cherchez pas par hasard quelqu’un pour du travail.


La caissière, l’air morne, répond par la négative d’un simple signe de tête. Marinette continue de marcher. Elle s’arrête devant une boutique de vêtements. Elle regarde l’enseigne. Elle entre. Ce sont les soldes. Il y a du monde, les vendeuses s’affairent dans tous les sens, la musique est très forte.


Marinette (réussissant à se frayer un passage vers la caisse)

Pardon, Mademoiselle, je viens savoir si vous ne cherchez pas quelqu’un, le temps des soldes, ou même pour plus tard…

La jeune vendeuse (jetant un rapide regard à la vieille)

Non, désolée, on est complet !

Marinette (bousculée par les clientes)

Merci quand même.

Une autre vendeuse (aussi âgée que notre vieille Marinette, s’adressant alors à cette dernière sur le point de sortir de la boutique)

Allez en face, à l’agence de voyage. Ils recherchent…

Marinette (souriant)

Merci, merci infiniment !


Elle sort. A l’agence de voyage, une annonce sur la vitrine : « Recherche temps partiel. » Marinette entre.


Marinette (à un des opérateurs)

Bonjour, jeune homme, je me permets de vous déranger parce que je serais intéressée par votre annonce…

L’opérateur (monocorde)

Vous avez un CV ?

Marinette (grimaçant)

Euh, non… Mais vous savez, je sais…

L’opérateur (sur le même ton)

Il me faut un CV. Revenez demain avec votre CV.

Marinette (se faisant violence)

Jeune homme, permettez-moi d’insister. Le voyage est le rêve. Je sais vendre le rêve. Le soleil, le ciel…, la mer… J’ai tout ça qui dort en moi.

L’opérateur (pas plus impressionné que ça par le lyrisme soudain de Marinette)

Demain, avec votre CV. Merci. (Il s’interrompt tout à coup pour venir au devant de clients, laissant Marinette en plan)


Marinette reste interdite. Elle sort. Elle semble un peu découragée par la rudesse de l’accueil qu’on vient de lui faire. Ses yeux se portent alors soudain sur une publicité vantant les mérites d’une croisière dans les eaux bleues des Antilles. Elle s’arme alors d’un nouveau courage malgré la pluie qui vient de redoubler d’ardeur…

Boutique suivante. C’est une bijouterie. Elle hésite un instant puis se décide à entrer. Un vendeur, costume trois pièces, vient l’accueillir.


Le vendeur

Madame…

Marinette (de plus en plus souillée par la pluie)

Oui, bonjour, mon bon Monsieur… Euh, voilà, je me présente à vous pour savoir, à tout hasard, si vous ne cherchez pas quelqu’un…

Le vendeur

Quelqu’un pour travailler ?

Marinette

Oui.

Le vendeur

Pas que je sache, Madame… Mais… Euh, vous avez des qualifications ?

Marinette (tout à coup pleine d’espoir)

Ah ça, oui ! J’ai beaucoup travaillé dans ma vie, vous savez. J’ai pratiquement tout fait. Je suis comptable. Mais je sais coudre, j’ai travaillé dans la mode aussi. Les bijoux, je connais. Le luxe, oui… J’aime le contact avec les clients. Je peux faire des miracles, vous savez…

Le vendeur

Oui, oui… Je n’en doute pas…

Le patron (déboulant soudain dans la conversation)

Qu’y a-t-il ?

Le vendeur

Madame recherche du travail.

Le patron (toisant Marinette)

Je suis navré. Notre maison a signé la convention pour l’emploi prioritaire des jeunes, pour faciliter leur insertion, vous comprenez… Nous pouvons toutefois vous inscrire dans notre fichier et vous appeler au cas où. (Et pointant tout à coup son regard sur le parapluie de Marinette dont les gouttes qui s’en écoulent sont en train de souiller le sol) Gérard ! Apportez vite une pièce à frotter. C’est tout mouillé par terre ! C’est dégoûtant !

Marinette

J’ai besoin de travailler. Tout de suite.

Le patron (irrité et ne l’écoutant déjà plus)

Je comprends, mais…

Marinette

Laissez tomber. (Elle sort brusquement. Dehors, elle respire fort. Elle semble étouffer. Tout tourne autour d’elle)


Séquence 4/ (int / jour)


Marinette s’assoit à une table de café. Il y a du monde. Le serveur vient à elle pour prendre la commande.


Marinette

Une infusion, s’il vous plait. (Et rapidement, pour retenir encore une seconde le serveur pressé qui s’apprête déjà à repartir) Est-ce que Mathieu est là ?

Le serveur

Oui, il est là.

Marinette

Pourriez-vous lui dire qu’une de ses amies veut le voir. C’est assez urgent. Je ne le retiendrai pas, soyez-en rassuré.

Le serveur

Je lui dis.


5 minutes plus tard, un très vieux monsieur (80 ans ) arrive à sa table.


Le vieux monsieur (l’air effaré)

Ah, c’est toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

Marinette (tentant de l’embrasser)

Mathieu, excuse-moi de te déranger dans ton travail…

Mathieu

Ah ça, tu me déranges, oui… Je t’ai dit que c’est mal vu ici de recevoir des visites. En plus, ils m’ont à l’œil. J’ai cassé deux assiettes ce matin. Elles m’ont glissé des mains. J’ai pas su les retenir. J’ai tellement eu du mal pour décrocher ce job… Bon alors, dépêche-toi, qu’est-ce que tu veux ?

Marinette

C’est pas ma journée. J’ai perdu coup sur coup mes deux boulots. La couture, je savais… ça fait longtemps que la mère Bertrand programme son départ. Mais figure-toi que Paul vient de m’enlever la charge de sa comptabilité ! J’sais plus quoi faire…

Mathieu

Merde alors !

Marinette

Dis-moi, ils ont pas besoin de quelqu’un ici pour t’aider à la plonge, ou pour le ménage, n’importe quoi…

Le patron (au bar)

Hé Mathieu ! On s’la coule, ou quoi ?

Mathieu (soudain effrayé par cet appel)

Bon, bon, on en reparle ce soir. OK ? Vire-moi le plancher. Vite !


Séquence 5/ (ext puis int / jour)


Marinette sort du café. Elle semble déboussolée. Dans le froid et sous la pluie, une femme et un homme hèlent les passants pour distribuer des prospectus. Ils ont tous les deux au moins 75 ans.


Marinette continue son chemin, sans but réel. Elle ne sait plus où aller. Elle s’arrête par hasard devant un magasin de hi-fi. Elle y entre, comme pour continuer sa recherche d’emploi. Ou pour se réchauffer peut-être un peu. Une armada de téléviseurs y occupe tout un pan de mur. Tous projettent le même programme. La vieille s’y attarde. Un homme apparaît et parle à l’écran :


L’homme de la télé

Les citoyens sont fatigués de nos promesses. Les citoyens sont usés de notre système. Les citoyens n’y croient plus depuis longtemps. Nous sommes bel et bien arrivés au fond de ce gouffre que nous redoutions jadis. Nous ne pouvons plus continuer de la sorte. Il faut que ça cesse. Nous devons trouver le moyen d’instaurer de nouveau le système des retraites. Cela fait déjà plus de cinq ans que ces dernières ont été abolies ! Nous devons prendre des mesures draconiennes d’urgence pour enrailler la misère ! Pas sur un délai de réformes s’étalant sur un quinquennat, pas demain, mais aujourd’hui !


La vieille suffoque. Elle se précipite dehors pour respirer.


Séquence 6/ (magic hour – ext / jour)


C’est la nuit tombante. Petite rue tortueuse. Des mendiants sur les trottoirs, des prostituées sur le pas des portes. La pluie a cessé, mais la chaussée est encore ruisselante.


Marinette (qui n’est plus que l’ombre d’elle-même et qui semble avoir marché toute la journée) s’approche d’une des prostituées.


La prostituée (voyant la vieille s’approcher d’elle)

Hé ! Qu’est-ce qu’elle me veut, celle-là ?

Marinette

Tania, je cherche Tania…

La prostituée

Tania ? Tu lui veux quoi à Tania ?

Marinette

Je suis sa sœur. Je veux lui parler.

La prostituée (étonnée, reculant soudain comme pour mieux regarder la vieille)

Ah, c’est vrai, ma foi, y a comme un air de famille. Ah, ben ça alors, elle va être contente, la Tania, de voir sa frangine… Mais j’sais pas où elle est. (A une autre) Hé ! Lola, on cherche Tania ! Tu l’as vue ?

Lola

Ouais, tout à l’heure, avec trois types qui lui cherchaient la misère…


On entend soudain crier de l’autre côté de la chaussée.


La voix

On m’cherche ?

La 1° prostituée

Tania, c’est ta sœur !

Tania (75 ans, fardée misérablement, titubant)

Ma quoi ? (Et voyant enfin sa sœur, apparemment quelque peu mal à l’aise dans cet endroit) Voyez-vous ça ! Quelle surprise ! (Prenant alors sa sœur par le cou et lui tapant rudement sur l’épaule) Que c’est mignon tout plein de rendre visite à sa frangine. Juste au moment où je voulais payer ma tournée, ça tombe bien ! (Aux autres) Hé, les filles ! C’est le jack-pot ce soir. J’ai réussi à donner trois pipes aux rigolos de tout à l’heure !

Marinette (de plus en plus sombre)

Tania, Tania, il faut que je te parle.

Tania

Eh bien ! Tu me parleras autour des bouteilles. Venez, les filles !

Marinette (fatiguée)

Non, maintenant.

Tania (soudain, comme froissée)

Quoi, maintenant ? Je te vois pas pendant des mois, et Madame débarque un soir et me dit maintenant. Mais moi, ma p’tite, j’ai une vie. Ce soir, c’est mon soir. Alors, tu attendras qu’on arrose ça.

Marinette (d’un trait)

Je suis venue te chercher.

Tania

Hein !

Marinette

Tania, on ne peut plus continuer. Je suis fatiguée, tellement fatiguée. Je veux en finir. Je suis venue savoir si tu voulais m’accompagner voir la mer…

Tania (les yeux ronds)

Mais qu’est-ce qu’elle me chante, la frangine ? (Aux autres) Hé, les filles ! Ma sœur est venue me proposer une promenade ! Voilà qu’elle vient de s’apercevoir de sa vie de merde. Et voilà qu’elle vient de se souvenir qu’elle avait une sœur pour moins s’ennuyer ! (A Marinette, en la raillant, de toute évidence peu encline à la gravité) Mais ma fille, ça fait 80 ans que tu traînes ta vieille peau. Si Dieu avait voulu te rendre plus heureuse, y a longtemps qu’il aurait mis fin à tes jours. Rentre-toi bien ça dans ton crâne ! Et compte pas sur moi pour aller me noyer avec toi…

Marinette

Souviens-toi, quand nous étions petites. Nous voulions vivre au bord de l’eau…

Tania (ennuyée)

Mais qu’est-ce que tu viens me faire chier à cette heure-ci avec tes rêves ! Tu crois que j’ai que ça à faire, de te suivre ? J’ai un boulot, moi ! Faut que je gagne ma croûte, et Dieu sait que c’est à mon âge de moins en moins évident, faut se l’admettre… Allez, t’es venue jusqu’ici, alors viens boire avec nous. (Tania entraîne sa sœur par le bras)

Marinette (se dégageant d’un geste brusque)

Non !

Tania (dans une colère subite, levant alors la main comme pour frapper)

Eh bien, casse-toi ! Salope ! Tu te refuses, eh bien, casse-toi ! Reviens plus ! Va voir ta putain de mer. Tu peux même aller t’y faire foutre, si ça te chante !


Les prostituées tentent de la calmer. Marinette, un temps comme paralysée devant la violence de sa sœur, finit par prendre la fuite. Désorientée, elle court parmi les rues aussi vite qu’elle peut…


Séquence 7/ (ext puis int / nuit)


La nuit vient de tomber. Marinette erre encore dehors. Sa tête semble bourdonner car elle porte ses mains à ses tempes.


On réentend certaines répliques du film : Madame Bertrand qui s’excuse de partir, Paul qui s’énerve sur les comptes erronés de sa compagnie, les refus successifs des vendeurs, l’angoisse de Mathieu, le discours du politicien concernant les retraites, la violence de Tania…


Toutes ces voix s’entrechoquent et se mélangent dans la tête de Marinette. De nouveau, d’autres répliques. Cette fois, celles concernant la mer, le rêve éternel de Marinette : Madame Bertrand évoquant la Méditerranée, Marinette proposant à Tania de partir voir la mer, Marinette enfin chantant Belle-île en mer


Marinette, à bout de souffle, vient alors d’arriver devant une station de métro. Elle hésite un instant puis finit par y pénétrer. Elle se dirige vers le guichetier.


Marinette (au guichetier)

Bonsoir, Monsieur. Je viens me renseigner sur les LMP, s’il vous plaît…

Le guichetier

Il faut que vous remplissiez un questionnaire. (Sa voix hésite. Et, d’un regard soudain compatissant) Mais vous savez, la liste d’attente des dossiers est très longue… (Il tend à Marinette un questionnaire à travers la vitre.) Les LMP, vous savez de quoi il s’agit ?

Marinette (lasse)

J’en ai entendu parler vaguement aux informations…

Le guichetier (se montrant décidément très humain, sans doute pour s’excuser de l’attente considérable quant au traitement des dossiers)

LMP, ça veut donc dire Loyers Mobiles de Participation. C’est une mesure sociale qui a été mise en place par la RATP depuis peu. En effet, pour faire face à la recrudescence de la misère, et pour répondre au squat de ses couloirs par les mendiants toujours de plus en plus nombreux, la RATP a décidé d’abriter légalement certains d’entre eux. Dans chaque wagon de chaque train, un espace leur est offert, afin qu’ils puissent l’aménager comme ils veulent et en jouir comme d’une habitation mobile. En retour, pour le loyer, la RATP ne demande pas une participation monétaire, mais un service, à savoir l’obligation de la part de ces personnes de surveiller le wagon, et de divertir aussi les usagers. Ceci étant aussi dans le but de supprimer en quelque sorte les musiciens clandestins en légalisant bel et bien une autre présence musicale et artistique dans chaque rame. C’est pourquoi la RATP recherche avant tout des personnes ayant un certain talent, des musiciens, des chanteurs, des conteurs… Pour ce qui est de vos revenus, par contre, la RATP ne vous paie pas pour ce service, puisqu’elle vous offre un toit. Il faut alors simplement compter sur la générosité des passagers.

Marinette

Moi, je chante… (Elle se met à chanter Belle-île en mer)

Le guichetier (surpris, puis touché)

Oh ! Cette chanson, ma grand-mère aussi l’aimait beaucoup.

Marinette

C’est toute ma jeunesse, les années 80… (Puis, après un temps, l’air absent, et froissant déjà légèrement le questionnaire entre ses mains) Il faut que réfléchisse de toute manière. Je verrai… En tout cas, merci Monsieur. Et bonne soirée.

Le guichetier

Bonne soirée, Madame… Et bon courage.


Séquence 8/ (int métro / nuit)


Marinette a pris le métro. Dans son wagon, un vieux monsieur joue du violon. Il est debout au milieu de l’espace qui lui a été offert. Un matelas à même le sol, en guise de lit, une petite table en plastique pliante, un placard aussi dont les portes sont attachées d’une ficelle pour éviter sans doute qu’elles ne s’ouvrent aux secousses du train…


Assise sur un strapontin, Marinette le regarde. Le vieux monsieur la regarde aussi. Marinette esquisse un léger sourire. Mais ses lèvres retombent presque instantanément et son regard redevient vide.

Les stations défilent. Marinette descend à la station de la Gare Saint-Lazare. Le métro, à l’arrêt, vient d’ouvrir toutes ses portes, si bien que sur le quai, au milieu de la cohue des passagers, on peut entendre toutes les musiques de tous les musiciens de tous les wagons. Ça crée comme une cacophonie. Dans un des wagons, c’est une vieille dame qui chante. Marinette reconnaît Belle-île en mer… Troublée, elle s’arrête pour l’écouter. Mais les portes déjà se referment. Le métro reprend sa route. Marinette le regarde s’engouffrer dans le tunnel.


Séquence 9/ (int gare Saint-Lazare / nuit)


Marinette est sortie du métro et se trouve maintenant dans l’enceinte de la gare Saint-Lazare.


Marinette (à un nouveau guichetier)

Bonsoir, je voudrais voir la mer…

Le guichetier (un peu étonné)

Vous voulez prendre un train ?

Marinette

Pour voir la mer, oui…

Le guichetier (ne comprenant pas)

Votre destination ?

Marinette (monocorde)

Justement, je ne sais pas. Quel est le prochain train pour voir la mer… ?

Le guichetier

Eh bien, on en a un qui va à Cherbourg dans quarante-cinq minutes. Y a une grande plage là-bas.

Marinette

Ah, c’est bien ! C’est bien ! Combien pour un aller ?

Le guichetier

Soixante-dix euros.

Marinette

Soixante-dix euros ?!

Le guichetier

C’est le tarif. Tarif unique… Y a plus de réduction sénior depuis la loi sur l’abolition de tout privilège et avantage social… Mais vous le savez ça, n’est-ce pas… ?

Marinette (dépitée, fouillant dans son porte-monnaie)

J’ai trente-sept euros et cinquante sept centimes. Où je peux aller avec ça ?

Le guichetier (dérouté)

Euh… Eh bien… Vous pouvez toujours prendre ce train, et vous arrêter… disons… à Evreux. Il vous en coûtera vingt-cinq euros…

Marinette (sans réfléchir, comme si les questions sortaient d’elle mécaniquement)

Y a la Seine qui passe à Evreux ?

Le guichetier (commençant maintenant à s’impatienter)

Mais J’sais pas moi ! (Et à une de ses collègues :) Hé, Martine, Y a la Seine qui passe à Evreux ?

Martine (indifférente)

Ah non ! J’crois pas…


Le guichetier se remet à regarder Marinette comme pour lui dire qu’ils ne savent pas vraiment. Cependant Marinette ne bouge pas. Elle semble attendre qu’on lui donne une information fiable. Le guichetier le comprend…


Le guichetier (soufflant alors un peu)

Bon d’accord. (Il s’empare d’une carte) Voyons voir… Eh bien non, la Seine, elle passe à Rouen.

Marinette

Ah ! Et combien pour aller à Rouen ?

Le guichetier (plus que lassé)

Ça, il faut un autre train. Un qui part dans une heure trente. Et il vous en coûtera trente-six euros et vingt centimes.

Marinette

Je prends donc un aller pour Rouen s’il vous plaît…


Séquence 10/ (ext / nuit)


Nuit. Train qui arrive en gare de Rouen. Annonce de ce train.


Marinette en descend. Elle sort de la gare, au milieu des embrassades des autres passagers accueillis par les leurs. Elle se met à marcher, perdue. Elle demande à un passant le chemin pour voir la Seine. Le passant le lui indique, d’un geste pressé. Elle arrive enfin au bord du fleuve. Il n’y a personne. Elle hésite un instant.


Elle regarde autour d’elle. Elle n’est plus qu’une ombre dans une ville inconnue. Elle se met alors à fixer l’eau devant elle. Tout à coup, elle se murmure à elle-même la chanson Belle-île en mer. Alors tout doucement, elle s’assoit sur le quai et se laisse glisser dans l’eau. On ne voit plus son visage. Tout est sombre. On devine qu’elle sanglote. Ou bien est-ce le clapotis de l’eau… Elle semble flotter un moment. Elle s’est interrompue de chanter. On l’entend se murmurer encore quelque chose : « Mer, je viens te voir… » Tout disparaît alors dans l’ombre.

Affiche