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Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

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Étincelle

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Je suis parti dans les rues pour chercher du travail. J’ai marché, j’ai fait du porte à porte, je me suis présenté dans les cafés, les boutiques, les grands magasins… Pour garder un pas leste et alerte, j’ai pensé à toi. Mais rien n’est venu et tout l’enthousiasme et la spontanéité dont j’ai fait preuve n’ont trouvé, comme interlocuteurs, que des visages sans sourire. On a beau se dire alors que l’on vaut bien mille fois l’emploi pour lequel on postule, à force d’insuccès, on finit par se désespérer et croire que toute la vie s’écroule autour de soi. Si le manager d’un fast-food vous prouve par a + b que vous n’avez pas l’étoffe nécessaire pour remplir de frites des cornés, de quoi en somme êtes-vous capable ? Moi qui rêvais d’au moins ébranler la face du Monde, il faut à présent que je révise mes aspirations en fonction de mes compétences.


Le désespoir est la termite qui met à terre les plus imposantes forteresses. Paris s’est effrité autour de moi comme Pompéi sous le Vésuve. Sauf que les ruines où je me suis soudain trouvé étaient loin d’avoir la beauté soufflée d’un instant de vie figé pour l’éternité. Les larges avenues, où hier encore je marchais avec désinvolture, se sont rétrécies en sombres conduites d’égout, les passants, que j’aimais jadis observer si longuement afin de nourrir mon imagination, se sont liquéfiés en une sorte de bouillie noire et gluante semblable à la sécrétion qui s’écoule d’une plaie atteinte de gangrène, et moi, qui m’étais senti si invincible, je me suis surpris tout à coup à traîner le pas comme un mendiant et à raser les murs comme un fugitif.


Combien de fois dans une vie se sent-on une âme en peine, un chien errant, un être condamné à s’approcher de la vie sans jamais l’atteindre ? Combien de fois se révolte-t-on contre cette croix en se jetant à corps perdu au milieu des rues comme un automate livré à lui-même ? Les piétons qui courent pour rattraper un bus, qui s’avancent sur la chaussée pour héler un taxi, le primeur qui, au petit matin, dispose ses étalages, le serveur d’un café qui se fraye, un plateau au sommet de son bras tendu, un passage entre les tables, une famille à nourrir, un rendez-vous fixé, la rentrée des classes… toute une vie qui ne semble s’animer que pour nous garder encore un peu plus à l’écart et alimenter notre désespérance de ne jamais faire un jour partie d’elle.


Rendre les armes est un acte de raison. Aussi, ai-je été bien assez fou de marcher encore longtemps afin de reculer la défaite. La nuit est tombée en éclairant les maisons, et j’ai alors tenté d’épier le Monde à travers.


Sur combien de cœurs brisés, de corps enlacés et d’âmes troublées ces rideaux ont-ils été à présent si secrètement tirés ? À tous les étages, eau et gaz. Mais aussi joie, jalousie, amour, souffrance, suspicion, confiance… Une seule cloison sépare un homme heureux d’un homme triste, mais c’est toujours dehors que le pire a choisi d’être locataire. Un homme est un homme parce qu’il travaille et entretient son jardin, et parce qu’il aime ou déteste d’autres hommes qui l’aiment ou le détestent à leur tour. Un homme sans logis est donc un être vide. Il n’a ni travail, ni jardin, et ne peut aimer ni détester personne car personne n’est là pour l’aimer ou le détester. Ne lui reste alors que le privilège de la solitude – il est donné à tout le monde - puisque pour se sentir seul, il suffit qu’il n’ait goûté, même l’espace que d’un bref instant, qu’à la compagnie d’un autre.


Ainsi, Soria, en sortant si brusquement de l’illusion d’avoir été heureux presque un an à tes côtés, je ne me suis jamais senti aussi seul qu’hier soir. La fatigue a été alors la plus forte. Je me suis assis sur le rebord d’un trottoir et, là, j’ai vu une église.


J’ai été un bon apôtre. En un jour, j’ai blasphémé, perdu ma foi, et mille fois sont montés en moi envies meurtrières, pulsions suicidaires, désirs iconoclastes. Plus j’avance, plus je perds mes certitudes. J’ai traversé le désert et j’ai écouté les voix sataniques me dire que je m’étais égaré dans une croyance d’amour obsolète.


Je ne sais pas alors si les dieux existent, mais il en est un qui se dit au-dessus de tous les autres. En dépit de toutes ces atrocités quotidiennes que je commets, celui-ci semble ne pas se décourager de me revoir purifié de par mon simple vœu de racheter mes fautes. Il porte en moi, et en nous tous, une confiance si démesurée qu’il pourrait paraître bien stupide. Sans doute est-il certes un peu maladroit, mais il semble juste vouloir nous montrer que toute épreuve est un exutoire et chaque doute un adversaire à vaincre pour renforcer notre conviction d’avoir, en tant que créatures qu’il a lui-même engendrées, une mission particulière à accomplir.


Hier soir pourtant, j’ai oublié la mienne. Si j’ai longtemps cru que des peuples entiers n’avaient attendu plus que mes mots pour sortir du néant, je me suis fait un raison en acceptant même l’idée de n’avoir pas assez d’encre pour te sertir, Soria, des plus belles parures. À la place, je me suis retrouvé le dos voûté dans le creux d’un caniveau. Oui, j’ai douté de nous… J’ai été tenté de désespoir. Oui, je me suis laissé bercer par ce chant religieux et monotone s’émanant de l’église et qui aurait pu être la dernière ruse de Satan pour m’attirer dans son antre. Mais si Dieu manque de charme, il sait aussi parsemer les rivières de pépites d’or afin de sauver le chercheur éreinté de la dernière tentation d’embrasser une force occulte. En m’enfonçant alors dans le nef, j’ai marché, sans le savoir, vers ce salut que je n’attendais plus.


Je suis bien médiocre. Je cours vers l’Esprit Saint quand je ne sais plus vers où courir. Je me réfugie dans la religion quand je ne sais plus sous quel pont m’abriter. Agenouillé devant le chœur, je n’ai pu entamer une prière sans craindre à chaque instant que le grand Jésus en face de moi ne sorte de son inertie et descende de sa croix pour m’accuser de profanation. Rien de tout cela n’est venu pourtant, et, ragaillardi alors par tant d’indulgence, je me suis hasardé à la conversation :


« Dieu, pourquoi suis-je en somme si malheureux ? Pourquoi aucune dose de bonheur ne semble suffire à enrayer mon accoutumance au désespoir ? D’où vient cet obscur sentiment d’abandon ? »


Le silence est resté de marbre et j’ai cru mourir. J’aurais alors brisé tous les vitraux et soufflé tous les cierges si seulement cela m’avait permis de montrer à ce dieu, et à moi-même, qu’un homme qui n’a plus rien détient encore ce pouvoir de tout détruire pour se prouver qu’il n’est pas mort.


Pourtant, en sortant, j’ai su. Tout naturellement, Soria, je me suis remis à penser à toi, à ta douceur et à tous nos bons moments. Soudain, tout a été clair. Le dialogue avec Dieu est une lumière. On ne le perçoit qu’un temps plus tard. J’ai compris qu’il était l’heure pour moi d’un nouveau départ et qu’au lieu d’en retirer de la tristesse il fallait que je m’en réjouisse. J’ai compris que partir n’était pas tuer notre amitié, mais, au contraire, une magnifique façon de l’affiner. Paris ne me rejette pas. Il m’invite ailleurs. L’inconnu désormais m’angoisse, mais nous improviserons sur place.


Soria, j’ai acheté un billet pour Londres. Quelques personnes m’ont affirmé que l’on peut là-bas trouver du travail en un jour. Tout me réussira de toute façon puisque je t’aime. Aussi, n’ai-je pu qu’être lâche en préférant une lettre au plaisir douloureux de te voir. J’espère que tu sauras me le pardonner. Sache, toutefois, que mon train part de la Gare du Nord à 17 heures 30, et que je mûris secrètement ce désir pervers que tu lises ce message bien assez tôt afin d’avoir le temps de venir me rejoindre sur l’embarcadère.

Couverture

Extrait 3 : errance parisienne

Extrait 4 : horreur et magie londoniennes

Extrait 5 : tournage de Pimprenelle

Extrait 2 : course effrénée dans Paris

Extrait 1 : les charmes de l'âtre