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Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

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Prisonniers d'une étoile

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Couverture

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

L'arrivée au manoir

L'incendie du manoir

Quelque chose d’incroyable survint alors dans la vie de Paul. Depuis plus d’une semaine, alors qu’il était sûr de toujours se coucher sans absolument rien au-dessus de sa couette, ce dernier retrouvait chaque matin sur son lit, disposés à chaque fois de la même façon, une feuille de papier et un stylo à plume.


Paul dormait peu. Parfois passait-il même des nuits entières les yeux rivés au plafond, scrutant le saut des moutons et guettant, sans aucun succès, les nimbes du sommeil. Ses insomnies s’étaient alors encore accrues avec l’irruption nouvelle de cet incident qui semblait devoir se répéter. Paul, à présent, vérifiait au moins deux fois avant d’éteindre la lumière que tout fût en ordre. Mais tous les matins, malgré ses méticuleuses précautions, ces deux objets réapparaissaient obstinément sur son lit. Paul en avait fini par ne même plus espérer dormir. Il restait maintenant tapi dans le noir, à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement inhabituel surgi de sa chambre silencieuse. Cela tournait à l’obsession, et même à la frayeur, car l’énigme s’était épaissie au fil des jours avec l’apparition progressive, sur le morceau de papier, d’un étrange poème. Au premier réveil, les deux premiers vers, au second jour, la première strophe, et ainsi de suite jusqu’au dernier mot.


Paul ne comprenait pas. C’était son écriture, mais jamais n’avait-il écrit de sa vie des choses pareilles. Le texte était beau. Ça, il pouvait en juger. Il s’intitulait mystérieusement Mariage est deuil. Paul le connaissait à présent par cœur. Était-ce alors parce qu’il n’avait pas pu s’empêcher de le lire et de le relire tous ces matins où, plein de stupeur et d’effroi, il l’avait implacablement retrouvé griffonné et chaque jour complété, posé délicatement à côté de son oreiller, ou était-ce tout simplement parce qu’il en était réellement et secrètement l’auteur ? Paul avait-il au fond de lui une corde artistique dont il n’avait jusque-là jamais pu percevoir les vibrations ? Se soumettait-il la nuit, en plein état second, à une force inspiratrice ? Ces idées en soi magnifiques ne parvenaient cependant pas à le satisfaire et le réconforter, car Paul – au moins était-il sûr de cela – n’était en aucune façon sujet à des crises de somnambulisme. Ses nuits, il les voyait malheureusement trop bien défiler ; et ce n’étaient pas les quelques minutes où il pouvait somnoler un peu sur l’aurore qu’il pouvait avoir le temps d’écrire autant et si bien. Il était d’ailleurs incapable de créer quoi que ce fût. Il n’était pas artiste, encore moins poète. Il ne lui restait alors plus qu’à croire à la présence d’un mauvais fantôme. C’était ça ! Un esprit errant et farceur avait décidé de s’amuser de lui et de lui ravir le peu de quiétude morale qui lui restait.


Paul aurait alors aimé combattre cette nouvelle emprise en ignorant les faits et en ne retenant pas le poème, mais ce dernier s’était inscrit bien malgré lui dans sa mémoire en revenant à chaque fois à la charge comme une ritournelle diabolique plus vivace qu’une herbe folle. Paul le récitait sans cesse intérieurement. Mieux, il le fredonnait même à présent, puisque, à force, le rythme des vers avait créé une harmonie, les mots avaient épousé des notes, le texte enfin s’était entièrement scellé dans la rondeur d’une mélodie. Paul ne pouvait plus s’en défaire. La chanson s’agrippait à son cœur de ses longs doigts de glu. Elle l’accompagnait partout : dans son bus, le matin, à sa boutique, la journée, à sa cafétéria, durant ses heures déjeuner… Paul n’y songeait même plus. Cette présence s’était fondue en lui. Là, lui était-il alors aisé de comprendre qu’il avait été bel et bien vaincu, que l’esprit rôdeur, qui avait déposé chaque nuit sur sa couche cet obscur poème, avait entamé brillamment la conquête totale de lui-même. Quel message Paul devait-il tirer de cette expérience ? Le fantôme voulait-il, par cet intermédiaire, communiquer avec lui ou l’avait-il simplement choisi comme cobaye à des fins moins avouables ? Paul était perdu. Si cette dernière possibilité était la bonne, il n’avait plus qu’à attendre alors l’ultime déraison.


Mais rien d’autre, pour l’heure, ne sembla se passer. Après que le texte eût couvert intégralement la feuille de papier, plus aucun événement similaire ne se produisit. Paul put souffler un peu. Restant cependant sur ses gardes, il continuait de chantonner encore et encore cette ode qui résonnait en lui, somme toute – il fallait qu’il se l’avoue –, bien plus comme une projection profonde de lui-même que comme la création d’un être extérieur à sa personne :

 

 

« Mariage est deuil

 

 

Avant de m’aimer pour toujours,

tâche de prendre bien garde.

Avant de m’aimer, mon amour,

je voudrais que tu me regardes.

M’aimer n’est pas de tout repos :

je suis armada de tenailles.

Sous ma peau les oripeaux

de pulsions sombres qui tiraillent.

 

Avant de t’aimer, mon amour,

je dois me rendre aux funérailles,

accepter d’inhumer pour toujours

mes vieilles amies, les entailles.

T’aimer sera le nouvel acte

de ce que je croyais mon drame.

Je contresignerai le pacte

du mariage de nos âmes.

 

Et si tu m’abandonnais,

je serai dépeuplée.

Mais serais-je perdue,

décrochée de mes nues ?

Si je t’abandonnais,

je ne veux pas penser

à la lourdeur de tes pleurs,

tout dont je serai l’auteur…

 

Après m’avoir aimée pour toujours,

ferais-tu preuve de courage

d’avouer que même notre amour

a subi les ravages de l’âge ?

M’aimer t’aura demandé l’effort

d’aller capturer les nuages.

Je sais reconnaître mes torts :

trop vouloir me tue par la rage !

 

Après t’avoir aimé, mon amour,

j’enterrerai nos fiançailles.

Je me fous de la fin des beaux jours :

le deuil dort dans mes entrailles !

T’aimer m’aura donné l’élan

de noircir au moins mille pages

et de savoir avec le temps

que l’amour est apprentissage…

 

Et si tu m’abandonnais,

peut-être que je saurai

que je serai perdue,

tombée soudain de mes nues.

Si je nous abandonnais,

je pourrais regretter

de m’être fait prendre au jeu

de l’alliage de nous deux »