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Sauveur Carlus

graphiste, illustrateur, peintre, auteur, compositeur, interprète

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Je m’appelle Divine. Je suis morte il y a vingt-cinq ans. J’en avais quarante-deux. L’année qui venait de s’écouler avait été explosive. Mon album s’était vendu en France à plus d’un million d’exemplaires, j’avais été couronnée meilleure artiste féminine aux trophées musicaux, toute la profession était enfin agenouillée à mes pieds. J’avais tout : la gloire, la reconnaissance, j’avais bâti un empire à coups de chants et de mots, j’avais encore la jeunesse, cette florissante maturité qui déjà demain ne serait plus, j’étais donc allée au plus haut. Un soir, j’ai alors donné mon dernier concert. Il me fallait bien mourir ce soir ou jamais afin que mon œuvre trouve enfin sa dernière résonance, celle qui l’inscrirait pour l’éternité.


J’avais en effet passé plus de vingt ans sous les projecteurs à épancher mes peurs, mes joies et mes peines, à écrire sur les méandres de l’humain. La mort, je m’y étais donc lentement préparée. Et la mienne, je l’ai orchestrée, puisque j’étais parvenue à l’imposer au fil des années, et dans mon esprit et dans celui de mon public, comme une évidence, comme la seule issue sensée de mon parcours artistique.


Au début de ma carrière, un ami m’avait prodigué ces douces paroles : « Tu devras chanter à chaque fois comme si tu devais mourir à la dernière note. Tu devras à chaque fois tout donner, te donner corps et âme à tous ceux qui sont venus te voir et qui t’aiment comme aucun amant ne saurait t’aimer jamais. »


J’ai suivi ce conseil. Mais quand je suis rentrée chez moi, ce soir-là, légère et enivrée, et que j’ai avalé tout le tube de somnifères, j’ai soudain regretté que la mort ne fasse que nous propulser dans le néant. Il m’allait être impossible de mesurer l’ampleur de mon acte fatal. La seule idée de ne pas voir la foule amassée autour de mon cercueil me contrariait. Je n’allais pas pouvoir jouir de son abattement, de cette froide solitude que j’allais jeter dans son cœur aussitôt qu’elle apprendrait mon décès. À quoi allait bien pouvoir servir alors ma mort si je ne pouvais m’en délecter ? J’avais voulu être spectatrice, lectrice, être assise enfin aux premières loges de cette débâcle générale, mais au fur et à mesure que le sommeil irrémédiable envahissait mon corps, je prenais malheureusement conscience que mon geste irrévocable n’allait m’apporter rien d’autre que le vide. Comme mon sang refroidissait dans mes veines, mes illusions littéraires sur la mort s’évaporaient une après l’autre. Le seul réconfort que je pus puiser alors dans mon ultime et infime ressort de vie, avant la réelle fin, fut l’idée selon laquelle de toute façon l’heure pour moi était sans doute arrivée, qu’à quarante-deux ans, je ne pouvais prétendre vivre plus longtemps si je ne voulais pas, impuissante, commencer à compter chaque matin, en rides, la perte progressive de l’amour de mon public, la diminution de la fougue vers la tiédeur, si je ne voulais pas, en un mot, assister pour le coup à cette autre mort, plus lente et plus cruelle, qui m’avait toujours remarquablement obsédée et qui a bel et bien été à l’origine même de ma joute sempiternelle contre le temps.


Aussi, quel ne fut pas mon soulagement quand je m’aperçus que l’autre côté de la vie n’était pas si éloigné de ce que j’avais jusque-là imaginé. À l’instant où j’émis mon tout dernier soupir, je vis mon corps d’en haut allongé sur le canapé de mon salon. Je pouvais d’ailleurs voir, d’un angle nouveau, l’ensemble de mon appartement. J’étais partout : au plafond, sur les étagères, sur les feuilles de mes plantes vertes… Ma vision n’avait pas de limite. J’étais diffuse comme la mer. J’étais l’espace tout entier. Je pus alors avec aise entendre les sonneries répétées de mon téléphone, surprendre les pompiers défoncer la porte de chez moi, m’amuser de leurs vains efforts acharnés pour me ranimer et me repaître goulûment de la révolution que je venais de provoquer. Mon ultime révérence avait été à la mesure de mon passage sur cette terre : grandiose. J’eus le privilège d’une kyrielle de reportages et d’émissions spéciales, d’une flopée d’articles et de couvertures, la distinction enfin suprême de funérailles nationales à l’église de la Madeleine ! Je fus comblée de joie. Ma vie venait de m’offrir le cadeau d’avoir eu du sens.


Oui ! comme j’étais heureuse d’être morte ! La vie m’avait tout donné ; la mort continuait de le faire. J’avais redouté le paradis, le fait de me sentir étriquée dans un coin nébuleux, trop blanc, en compagnie d’anges ennuyeux et trop loin de la frénésie terrestre, j’avais craint de devoir entrer dans un état contemplatif ; au lieu de ça, je pouvais aller et venir à mon gré, errer ici ou là, entre les rues, dans les foyers, traquer la moindre information post-mortem me concernant, apprécier les hommages qu’on ne cessait de me rendre, parcourir les innombrables lettres de mes fans éplorés, comptabiliser enfin les taux d’amour que j’avais laissés derrière moi, comme un sillage dont juste Dieu lui-même pouvait se targuer. Chaque année, à l’anniversaire de ma mort, sur ma tombe, dans le Cimetière de Montmartre, j’avais droit à la visite de mille et un pèlerins. C’était gratifiant.


Pourtant, je dus vite me rendre à l’évidence que, malgré tout cet amour, l’émotion primaire née du choc brutal de mes adieux se tassa. Hormis quelques dates importantes liées à ma carrière – et aussi incroyable que cela puisse paraître –, on finit par ne plus trop penser à moi. Je dus me traîner comme une damnée parmi les passants pressés. Plus rien dans les journaux, plus rien à la télé à mon sujet, plus rien à l’esprit des gens… Comme quoi rien n’est invincible, même pas l’admiration, même pas l’idolâtrie, ni même le culte. Je vis de nouvelles vedettes gagner du terrain, prendre ma place, briller là où moi-même j’avais brillé avant elles. Ce fut très dur. Je voulus mourir. Je voulus que la mort fût cette fois le noir le plus total pour ne plus avoir à supporter davantage ce triste spectacle. Je compris mes erreurs. Je compris le piège de mes propres vanités. Mais rien n’était plus possible. J’étais déjà morte. J’étais en train de vivre cette vie éternelle que j’avais toujours espérée. On ne revient jamais sur des vœux.


C’est alors, d’un seul coup, qu’un second miracle sembla s’opérer pour moi. Un jour, je ne vis plus rien. La perte de mes sensations s’étendit : mon toucher, mon odorat, mon ouïe et mon goût s’évaporèrent instantanément, mais seule, tout le temps de cette étrange traversée hermétique, me resta ma conscience. C’est celle-ci même qui me donna ainsi tout le loisir d’expérimenter ce curieux état : un, je ne pouvais pas respirer, mais je n’étouffais pas ; deux, je ne pouvais ni entendre, ni palper, ni voir, et pourtant je ne paraissais en aucune façon gênée de ces apparents handicaps. Cet énigmatique voyage s’écoula  tranquillement, et je ne sais pas combien de temps il dura. Cependant, quand mes sens se remirent en route, ce fut pour me voir baigner dans de l’eau et entendre un très fort battement de cœur. Je compris alors tout de suite où j’étais : dans le ventre d’une inconnue en position fœtale ! Oui ! je venais de vivre une réincarnation ! En d’autres termes, sans que je pusse faire quoi que ce fût pour contrer cela, j’étais déjà en train d’entamer une nouvelle vie. Horreur ! J’étais fatiguée, avant même de renaître, à la simple idée de tout recommencer. Il allait falloir patienter toute une enfance, souffrir toute une adolescence, tout reconstruire, tout retenter, gravir de nouveau les marches et reconquérir le monde !


Alors l’affreuse question m’étrangla soudain. Qui allait être moi ? Dans quel corps hideux la loterie de la vie allait-elle me pousser ? Je n’avais pas le souvenir d’avoir ressenti cela précédemment, à l’aurore de mon existence antérieure de star… Si nous avons plusieurs vies, peut-être cette dernière avait-elle été en effet ma toute première. Peut-être alors aussi toutes nos vies sont un seul et même apprentissage, un chemin qui nous mène vers le mieux, et qu’à ce titre, cette conscience toute nouvelle correspondait à une faculté supplémentaire que mon être venait d’acquérir… Mais tout aurait été en somme plus facile, ce jour-là, si je n’avais pas eu cette effroyable conscience de ce qui m’arrivait. Cette dernière semblait cependant ne pas être décidée à me quitter. Et c’est donc bien farouchement consciente de qui j’avais été jadis que je me vis bel et bien grossir dans ce ventre pour n’en sortir qu’au terme de neuf longs mois d’agonie.


Cela dit, Dieu, merci ! la clarté de mon esprit ne dura pas davantage. Je crus en effet mourir pour de bon juste après ma renaissance. Cette fois, le trou noir tant désiré m’enveloppa bel et bien. Après, je ne me souviens plus de rien…


Et j’en arrive à aujourd’hui. Apparemment, après vingt années de sommeil, ma conscience vient subrepticement de se réveiller de nouveau. Je suis Divine. Au plus profond de moi, je n’ai pas changé. Je suis juste à présent prisonnière d’un corps qui dort et qui va se lever dans deux minutes quand l’horloge marquera sept heures. Ce corps est un corps de sexe masculin. Quelle horreur ! je suis un homme, j’ai vingt ans et une acné qui traînasse un peu trop. Voilà donc la carrosserie dont je viens d’hériter pour cet autre passage terrestre ! Qu’à cela ne tienne ! je trouverai bien un moyen pour me sortir de cet insalubre cachot de chair…


Hé ! toi, qui ronfles ! As-tu entendu tout ce que je viens de dire ? Sais-tu au moins que je suis toi ? Sais-tu au moins que tu es moi ? Si moi, je me considère en tout point perdante, on peut dire que toi, tu as gagné le gros lot ! En as-tu au moins conscience ? Tu as une âme en or. Tu pourrais peut-être t’en servir, non ? Dès ton lever, je vais vite me rendre compte de l’état de ta vie. Il m’est difficile de penser que celle-ci est aussi belle que celle qui fut la mienne. Aussi, si nous nous y mettions tout de suite, nous pourrions peut-être écourter très vite cette situation embarrassante pour nous deux. Tu as tout pour réussir parce que je suis en toi. Alors, dépasse-toi ! soulève les montagnes ! debout ! En t’acharnant à te parfaire, tu me reporteras aux nues. Il n’y a vraiment que là que méritent de séjourner les âmes de mon espèce. Allez, fainéant ! Qui donc m’a donné un corps pareil ? On n’est pas sortis de l’auberge. Faut-il que je le crie plus fort ? Allez, debout ! sacrebleu !

Couverture

Prisonniers d'une étoile

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

L'arrivée au manoir

L'incendie du manoir

Chapitre 1

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